Travailler


Ce n’est pas souvent que je parle de mon métier, probablement parce que je traine en toile de fond la question de la confidentialité, du secret professionnel et de ma déontologie. Parler de théorie, ok mais parler de mes patients ou de mes clients, c’est tout de suite plus compliqué.

Je suis psychologue. Clinicienne.

En tant que psy, j’ai déjà eu mille vies (enfin presque). J’ai travaillé avec des jeunes, des vieux, des gens qui souffrent, des gens qui rient. J’ai accompagné des professionnels, des gens qui eux-mêmes accompagnent des gens. J’ai accompagné des gens qui travaillent parce qu’aujourd’hui, mon métier, c’est de travailler pour le travail.

Je suis psychologue clinicienne spécialisée en entreprise. Je fais du conseil, de l’audit, de l’accompagnement. Je vais là où une entreprise m’appelle parce qu’elle est en difficulté, que des troubles apparaissent chez ses salariés, parce que les gens se disputent, s’ignorent, parce que les gens se suicident ou se font harceler. Mon métier, c’est d’accueillir la parole de ces gens qui travaillent, de me plonger dans leur univers professionnel, de comprendre les mécanismes qui sous-tendent l’organisation dans laquelle ils sont pris et de proposer à l’entreprise des pistes d’amélioration. D’accompagner une équipe traumatisée par la mort d’un de ses collègues. De comprendre pourquoi X a eu la place de harceler Y.

Mon métier, c’est psychologue de l’entreprise.

Aujourd’hui, au détour d’une mission chez un client chez qui je venais interroger la qualité de vie au travail, j’ai rencontré trois personnes qui m’ont raconté leurs angoisses face à ce monde et cette entreprise qui changent. Trois personnes qui ont peur pour leur métier parce qu’ils ne savent pas si demain, leur métier va encore exister. Ils ne sont pas rentables. Ils ne vendent rien. Juste du service.

Ces trois personnes ont déjà connu le licenciement suite à un plan de départ volontaire. Ces trois personnes, on leur a déjà dit qu’elles ne servaient plus à rien dans leur entreprise et qu’elles pouvaient partir ailleurs, un chèque sous le bras. Et aujourd’hui, 5 ans, 2 ans, 1 an plus tard, leur nouvelle entreprise vient à nouveau questionner leur place, leur intérêt pour la société, leur utilité.

Ce soir, en me couchant dans ma chambre d’hôtel, je pense à ces trois personnes et ça me fait mal, de me dire qu’aujourd’hui, en France, des gens sont licenciés parce que l’humain n’est pas rentable, parce que le service client ça ne se quantifie pas, parce qu’au fond, qu’est-ce que c’est, la vie d’un gens face aux dividendes versés à un conseil d’administration.

Je pense à ces cheminots qui se bagarrent pour maintenir leurs droits. A ces infirmières à qui on ne paye pas les heures supplémentaires, à ces techniciens dont on ferme les plateformes d’appel parce qu’elles sont moins chères au Maroc, à ces ouvriers qui voient leur savoir-faire mourir avec leurs usines.

Ce soir je pense aux gens qui font le travail, en France, et ça me rend triste.

Alors je me demande s’il ne serait pas temps de dire qu’on est pas d’accord de faire du mauvais travail parce que ça coute moins cher, de sacrifier le service client pour servir l’argent. S’il ne serait pas temps de remettre du sens dans nos vies professionnelles. De réinventer le travail, selon nos codes, nos besoins, nos idéaux parce que plus que jamais, je crois que le mensonge du siècle, c’est de nous faire croire qu’on n’a pas le choix.